I
Seth, dieu de l’ancienne terre d’Égypte, fut le premier critique. Jadis, il avait été un créateur, mais les gens avait cessé de croire en sa créativité. Il a alors connu le blocage de la divinité, assez semblable au blocage de l’écrivain.
C’est un sort assez triste, pour un dieu. Odin et Thor, autres créateurs cosmiques, devinrent des démons – c’est à dire des critiques – pour la nouvelle religion lorsqu’elle vint remplacer leur vieille religion. Satan, autrement appelé Lucifer, était un archange dans le livre de Job, mais il devint le chef des démons, le super-critique, dans le Nouveau Testament. La grande Déesse-Mère du pourtour méditerranéen, Cybèle, que l’on appelle encore Anana ou Déméter, devint un démon : Lilith, dans certains cas, ou encore la Mère de Dieu. Et qui sait se montrer plus critique qu’une mère ? Mais elle fit cela en sous-main, et la plupart des gens qui l’implorent ne savent pas qu’elle ne s’est pas toujours appelée Marie. Bien entendu, on trouve toujours des spécialistes pour dire le contraire, de même qu’on en trouve d’autres qui prétendent que le Créateur n’existe pas.
En ce temps-là, les dieux vivaient sur la Terre. Ils n’étaient ni invisibles, ni absents, comme aujourd’hui. Un homme ou une femme pouvaient s’adresser directement à eux. Bien sûr, le dieu pouvait leur expédier un pet divin en pleine figure mais, si l’envie lui prenait de répondre, l’être humain vivait là une expérience absolument unique.
De nos jours, seule la prière permet d’entrer en contact avec les dieux. C’est un peu comme si l’on envoyait un message que le télégraphiste choisirait ou non de porter à domicile. La réponse par lettre, par câble ou par téléphone est d’ailleurs encore plus rare.
A l’aube de l’humanité, les grands dieux de l’Égypte avaient pour noms Osiris, Isis, Néphtys et Seth. Ils étaient frères et sœurs ; Osiris était marié à Isis et Néphtys à Seth. Tout le monde pensait alors que l’inceste était naturel, surtout s’il se pratiquait au plan divin.
En tout cas, personne n’était assez bête pour protester contre l’inceste. Si les dieux ne vous atteignaient pas de leurs éclairs ou de leurs épidémies, les prêtres ne vous manquaient pas avec leur couteau sacrificiel.
Les gens n’avaient pas de problèmes pour voir les dieux, même s’il fallait qu’ils aient l’œil assez exercé. Les paysans vautrés dans la boue et la bouse ou les pharaons paradant dans leur palais pouvaient voir passer les quatre grands dieux ainsi que Thot, le vizir d’Osiris, et Anubis. Ils allaient à toute allure, aussi rapides que le vent ou que Bip-Bip lorsqu’il échappe aux pièges tendus par le Coyote. Leur silhouette était rendue floue par la vitesse, la poussière était leur seule trace et le hurlement de l’air le seul son qu’ils émettaient.
Du lever du soleil au crépuscule, ils parcouraient le paysage en tous sens, bénissant la Terre et tous ses fruits.
Cependant, les dieux remarquèrent une chose étrange dans un champ situé au nord de la ville d’Abydos. Un homme était toujours assis dans le champ, et il leur tournait toujours le dos. Parfois, ils tournaient autour de lui à toute vitesse afin de découvrir son visage. Mais ils ne voyaient autre chose que son dos. Plus étrange encore, si les dieux arrivaient des quatre directions à la fois, aucun d’eux n’arrivait pour autant à voir la tête de l’homme.
— Celui-ci est plus grand que nous tous, se dirent-ils alors. Est-ce que vous croyez qu’Il, ou peut-être Elle, l’a installé ici ?
— A moins que cet homme ne soit tout simplement Lui ou Elle, rectifia Seth.
On le voit bien, c’était déjà un critique en puissance.
Il leur fallut plusieurs nuits pour cesser de se demander qui était cet homme, qui l’avait placé là et pourquoi on ne pouvait voir sa tête. Mais il ne quitta jamais vraiment leur esprit.
Il n’y a rien de pire pour un omniscient que d’ignorer quelque chose.